Questions à Maurice Bourbon et à Philippe Jacquier à propos de Nymphes Des Bois...
Comment est né le projet de Nymphes des Bois ?
Maurice Bourbon : au fil des contacts avec luvre de Josquin, jai été progressivement fasciné par le personnage, dune intelligence géniale, à la fois produit et moteur de lexplosion de la Renaissance
- Dans le même temps, et même longtemps avant, javais conçu des projets dopéras dune forme un peu comparable (comme un opéra a cappella)
- Une rencontre fortuite avec une artiste exceptionnelle, Casilda Rodriguez, ma fait rêver de la fusion de laccordéon et des voix
- Nymphes des Bois, qui nest cependant pas un opéra à proprement parler, est né de cette rencontre entre un sujet (Josquin, son époque, son regard sur lépoque, sa musique), une forme (ni lopéra, ni le concert, ni le théâtre ; une certaine forme de théâtre musical, avec des moyens dexpression originaux, comme le texte sous-tendus par une " trame-harmonie ") et la rencontre de deux interprètes : Coeli et Terra et Casilda Rodriguez
Philippe Jacquier : Quand Maurice Bourbon ma proposé décrire avec lui un spectacle sur la Renaissance qui mettrait en scène la musique de Josquin, et en particulier la Déploration Nymphes des bois, cela me semblait difficile. Quand il a eu lidée insensée de faire apparaître Josquin en personne, cela devenait franchement impossible ! Pourtant, peu à peu, lextravagance même de ce projet bizarre a excité mon imagination. Je suis entré dans son jeu. Et de fil en aiguille, nos longues conversations mont permis dénoncer trois hypothèses de travail : 1. Il semblait intéressant de confronter lidéal humaniste aux événements de cette époque. Résistait-il à lépreuve des faits ? Pouvions-nous montrer comment la confiance dans les capacités créatrices de lhomme et la découverte enthousiaste de la nature et des arts ont été assombries par les fureurs des guerres de religion en brisant cet élan et en alimentant, au contraire, un désenchantement, un scepticisme et une vision tragique du monde ?
2. Hors du brouhaha de lhistoire, le cercle imaginaire du chant ne rechercherait-il pas le silence ? Arrêtant ainsi un instant le cours infernal des événements, les Déplorations pourraient signifier un double silence : celui de la musique et celui de la mort.
3. Parmi la multitude de points de vue que nous pouvions choisir, jai très vite retenu les humeurs de Josquin, ses états dâme. Nous nous intéressions à lui parce quil a composé de la musique, quil mène le jeu!
Et cest ainsi que nous avons laissé vivre ces quelques images fuyantes car nous savions que la valeur dune évocation se mesure à létendue de sa trace imaginaire...
Doù vient ce titre ?
Maurice Bourbon : Le spectacle évoquant la période séparant les deux morts dOckeghem et de Josquin, Nymphes des Bois étant les trois premiers mots du poème de Jean Molinet écrits en hommage à Ock dans la Déploration, ce titre sest imposé de lui-même ; son décalage avec le pragmatisme et la violence de notre époque, lutopisme qui lui est sous-jacent, mont de plus évidemment séduit ; les premiers mots prononcés dans le spectacle sont " Nymphes des Bois "
Comment avez-vous abordé l'écriture de ce texte ?
Philippe Jacquier : cest compliqué... Surtout la référence historique ! Parce que, quel que soit le sujet quil aborde, le théâtre se passe au présent. Même si nous mettions en scène un Josquin des Près et son époque plus ou moins connus, notre travail consistait essentiellement à rendre sensible une certaine idée dun certain passé devenu présent, jusquà nous. Et si nous nous proposions de surmonter la distance qui nous sépare de lunivers de Josquin, il eût été vain, voire présomptueux, despérer le restituer (nous laisserons à dautres cette émouvante illusion...) Certes, le monde dans lequel la musique de Josquin est apparue a une histoire répertoriée et commentée. Sa musique a une histoire. Josquin lui-même a une histoire - quelques dates, une biographie bien fragile - et il ne sagissait pas pour nous de nier ce savoir qui nous renseigne. Les anachronismes que nous assumons nous ont permis de penser le passé, ils expriment, je pense, notre attitude vis-à-vis de lhistoire. (...) Ils sont en quelque sorte des intermédiaires nécessaires, une médiation, au delà du temps. (...) Si vérité historique il y a, elle ne devait être ni dans un personnage, ni dans telle ou telle référence, ni dans un mot, mais dans la totalité du spectacle, impression subjective et fugitive que nous avons du passé. De la connaissance à lexpérience, lécriture propose donc ici une sorte de rétrospection prospective. Elle laisse faire la magie contagieuse, venue de loin prolonger le présent. Et rencontre lidéal de cette présence: la musique, bien sûr..
En ce qui concerne votre propre composition, comment avez-vous procédé ? (contact avec des grandes uvres est-il stimulant ou " terrorisant " ?)
Maurice Bourbon : le spectacle comprend quelques citations, la plupart de Josquin ; le genre " collages " avoue cependant bien vite ses limites et ne peut pas toujours assumer la fusion avec la parole, ou le " sur-lignage " du texte ;
- Le scénario a été élaboré en étroite collaboration avec Philippe Jacquier : jai proposé lidée et le sujet, Philippe a écrit le texte, que nous avons ensuite souvent remanié ensemble lors du travail. Lors de ce travail, le texte et les situations suscitaient des musiques, et les musiques naissantes devaient être réalisables dans la mise en scène : ce travail en " pâte à modeler " et " sur mesure " ma donc mené tout naturellement à la composition dune musique originale
- Le voisinage de mes compositions, dans le spectacle, avec de grandes uvres du passé, comme celles de Josquin, ne ma pas posé de problèmes " dans le feu de laction " comme exposé plus haut ; ce nest quensuite quun regard critique a souvent été douloureux, et m a souvent engagé à recommencer le travail ! Un problème particulier ma été posé par la fin du spectacle : comme il commençait par une uvre magistrale de Josquin, jimaginai dans un premier temps de le terminer par une autre uvre de Josquin ; mais la progression dramatique, la mise en scène et, enfin, lamicale et ferme pression du metteur en scène mont convaincu décrire une musique originale pour terminer luvre. Jajoute que oui, jai été terrorisé et je le reste -, mais aussi terriblement excité
Comment justifiez-vous de passer de Josquin à Bach et de Bach à Bourbon ? Ne craignez-vous pas que les anachronismes musicaux choquent le spectateur ? (Plus lintroduction de laccordéon).
Maurice Bourbon : jadore la plaisanterie et, certains diront, la provocation : après avoir imaginé un instant, au cours du travail, que Josquin, un instant éméché, rentre sur scène en chantant du Rameau, redevenir sage et lui faire chanter du Dufaÿ ma paru assez plat !
" Nymphes des Bois " est une création, une uvre contemporaine, dont le sujet est Josquin, et comportant par choix de nombreuses citations de Josquin ; je ne vois donc pas dimpossibilité à citer Bach aussi. Cest aussi à mon sens une manière dévoquer limmortalité de la musique. De plus, jai grand plaisir à rapprocher ainsi ces deux génies de la mathématique musicale !
La question de laccordéon a déjà été abordée. Outre que jaime linstrument, ses possibilités mont permis de lemployer, entre autres, dans deux rôles : celui dun instrument moderne, à qui lhabileté de linterprète permet une fusion " plastique " avec les voix, et celui , plus classique, dun petit orgue ou dune régale. Jajoute que pour moi, laccordéon est un instrument dramatique, et que Josquin aurait adoré laccordéon sous toutes ses formes
Sagit-il dune première en matière de théâtre musical avec ce groupe de chanteurs ? Et pour vous-même ?
Maurice Bourbon : cest une première en matière de théâtre musical pour Coeli et Terra, oui, et sans doute pas une dernière. Dautres projets se profilent
Pour moi, avec une mise en scène et un scénario aussi élaborés, cest également une première ; jai cependant plusieurs réalisations derrière moi qui préfiguraient un peu " Nymphes des Bois " (" La musique adoucit les murs ", " La musique adoucit lamour " en 84 et 85 ; " Instrument vert et conteur bleu " en 91).
Ce qui est surtout nouveau pour moi, passionnant et difficile, cest le travail dacteur : je suis Josquin dans luvre. Jai fait autrefois quelques opéras, mais là je ne chante quasiment aucune note
Faire travailler des chanteurs qui nont dexpérience de la scène na pas du être facile
Philippe Jacquier : le théâtre demande beaucoup de vitalité, dexigence. Mais les chanteurs sont déjà éveillés au rythme, à lécoute de ce pouls invisible... Cest passionnant ! Nous essayons sans cesse dincarner des abstractions, de passer de lintuition à la recherche dune forme commune, à la fois réelle et symbolique. De dévoiler une idée à travers quelques gestes et quelques répliques. Les chanteurs sont également très sensibles à la musique de la parole, à la déclamation, au chuchotement, aux accélérations, aux bruits, aux silences... Peu à peu, on comprend alors quà linstant précis de linterprétation, ce nest pas le texte - ou le geste - qui crée lémotion, mais lémotion qui précède et emporte avec elle lacte de parole - ou le geste. Après ça, il suffit dapprendre à se diriger sur scène, de développer un certain sens de lorientation spécifique au théâtre pour éviter de se perdre dans lespace !
Pourquoi avoir choisi dincarner, à la scène, vous-même compositeur, le rôle de Josquin ?
Maurice Bourbon : question embarrassante : je me sens tellement en phase avec lesprit de Josquin, le sens de sa musique, que lidée de proposer le rôle à quelquun dautre ne nous est même pas venue, à Philippe Jacquier et à moi.
Un acteur de la profession aurait certes apporté beaucoup de choses dont je suis incapable. Mais mon appropriation du rôle de Josquin ma évidemment énormément aidé à réaliser la fusion entre le texte et la musique
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